18.
Jessica est sortie par la porte de la rue Marlowe, sous le nez des surveillants. J’avais du mal à la suivre. Elle a traversé Curtis en courant et a commencé à descendre la rue Marlowe, marchant très vite vers sa maison. Il faisait très froid dehors mais j’ai mis longtemps à m’apercevoir qu’on n’était pas couvert du tout. Il pleuvait toujours très fort. Devant moi, je l’ai vu sur la tête de Jessica où les gouttes explosaient et faisaient comme des diamants.
La rue était vide. Y n’y avait pas de patrouilleurs de sûreté pasqu’ils étaient encore tous à l’école. (Quand ils enlèvent leurs ceintures croisées ils redeviennent des vrais enfants d’un seul coup. Une fois j’ai rencontré l’affreux patrouilleur du carrefour Lauder-North-land avec sa mère et elle l’engueulait pasqu’il mettait les doigts dans son nez. C’était comme si ça avait même pas été lui.)
Jessica a tourné au coin de la rue Margarita. Tiens, elle allait donc pas chez elle, finalement. Je l’ai déduit.
— On devrait retourner, j’ai crié dans son dos. On n’est pas couvert et c’est la saison de la grippe alors on ferait mieux…
Mais elle a continué de marcher de plus en plus vite, de plus en plus vite, comme si elle était pressée d’arriver quelque part. Je savais pas où. Puis j’ai pensé quelque chose. Qu’elle essayait de s’éloigner de moi, pasqu’elle m’avait jamais demandé d’aller avec elle. Alors je m’ai arrêté sur le trottoir et j’ai mis mes bras autour de moi pasqu’y faisait tellement froid et je l’ai vue devenir de plus en plus petite dans la rue.
Mais elle s’est arrêtée. Elle s’est retournée et elle a crié :
— Viens vite ! On gèle !
J’ai couru. Mais j’ai trébuché et je m’ai égratigné le menton et c’était vexant, j’avais honte pasqu’elle m’avait vu.
— Il nous faut des manteaux, elle a dit.
— Tu l’as dit, j’ai dit.
Et puis je l’ai vu. L’officier de répression de l’école buissonnière. Il s’appuyait à une auto, le chapeau rabattu sur les yeux, occupé à écrire sur un calepin, à cent mètres de chez moi. C’était le nom de tous les enfants qui sèchent l’école. Et y avait le nôtre. Il nous attendait près de chez moi pour nous attraper. J’ai pris le bras de Jessica.
— C’est la répression de l’école buissonnière, Jessica. Y va nous attraper et nous envoyer en maison de correction. Qu’est-ce qu’on va faire ?
Jessica l’a regardé.
— Gil, il relève les compteurs d’eau.
— Oh.
On est reparti vers ma maison.
El Commandante était venu à l’école et il avait ficelé Mlle Messengeller dans le bureau jusqu’à ce qu’elle lui dise où on rangeait l’argent de la cantine. Et puis j’étais arrivé dans le bureau pasque j’avais fait la grande scène du II pendant l’instruction civique et je l’avais vu et je lui avais filé un bon coup de poing mais les autres soldats qu’étaient avec Commandante m’avaient capturé mais je m’étais échappé en faisant le ventriloque et j’avais tué El Commandante avec mon épée et alors on m’avait mis à la porte pour mauvaise conduite, indigne d’un bon petit citoyen. Jessica m’aidait.
Voilà ce que j’allais dire à ma mère quand elle me demanderait ce que je fabriquais à la maison.
— Ne dis rien à ma mère, j’ai dit à Jessica. Elle est sourde alors elle t’entend pas. Y faut lui parler par signes.
Mais y avait personne à la maison. J’ai dû me laisser glisser dans la cave par le toboggan à charbon et revenir ouvrir la porte. Je le fais souvent. Il faut s’aplatir. Je suis fort pour m’aplatir. Un jour mon papa y m’a demandé pourquoi je me glissais pas dans une enveloppe et que je m’envoyais pas en Alaska. Mais j’ai dit que j’avais pas assez de timbres (c’était vrai).
J’ai traversé la cuisine et je suis allé dans l’entrée de derrière et j’ai ouvert à Jessica. Elle tremblait. Elle disait rien, debout au milieu de l’entrée de derrière, et elle tremblait des pieds à la tête. Alors tout d’un coup je m’ai dit qu’elle allait mourir et j’ai couru dans ma chambre chercher Pougnougnou. Je l’ai mis sur Jessica, il était tout content.
Alors je suis allé au placard de l’entrée de devant. Tout restait très coi dans la maison, on entendait la pendule tiquer dans la salle de séjour et je m’ai mis à avoir un peu peur pasque j’aurais pas dû être là à ce moment-là. J’ai ouvert le placard de l’entrée et j’ai pris le blouson que m’avait donné mon papa, celui que j’avais mis pour aller à la Rotonde Ford, et j’ai vu qu’une poche était gonflée. C’était Câlinot le Singe qui mangeait son déjeuner. J’ai aussi pris le manteau à ma manman, celui qu’elle met pour faire ses commissions. Je les ai emportés dans l’entrée de derrière et j’ai mis le manteau de ma manman sur Jessica par-dessus Pougnougnou et le blouson à mon papa sur moi. Les manches me pendaient par-dessus les mains. Câlinot le Singe chantait.
Vite Jessica a arrêté de trembler. Elle tenait Pougnougnou sous le manteau. Il aimait ça.
Je lui ai dit qu’il fallait qu’on s’en aille sinon on n’allait pas tarder à avoir des ennuis quand ma manman rentrerait.
On est parti.
On s’est mis en route vers Seven Mile Road, dans la direction opposée à l’école. (Je pensais que je retournerais jamais à l’école. J’avais raison.)
On est passé devant le maison de Shrubs, au coin, près du lave-voitures. Y avait pas de voiture dedans, pasque c’était un temps peu clément, mais y avait deux monsieurs de couleur devant, assis sur un banc, à manger des chips. Ils avaient des tabliers noirs en caoutchouc. Un des deux je l’avais déjà vu, il est toujours là, il a l’air méchant pasque son nez descend un peu comme ça, mais une fois Shrubs m’a dit qu’il était enfermé dehors de chez lui il était allé au lave-voitures et le monsieur l’avait laissé attendre à l’intérieur et lui avait donné des pommes de terre chips et lui avait même pas demandé de l’aider à laver les voitures.
On a tourné par là dans Seven Mile. À gauche. Par là c’est à gauche, par ici c’est à droite, par là c’est en haut, par ici c’est en bas. Si tu te perds, tu dois demander à un agent de police et si tu ne peux pas te brosser les dents après chaque repas, tu peux au moins te rincer soigneusement la bouche. Je suis une mine de renseignements. C’est mon papa qui le dit. Des fois y dit aussi que je suis monsieur-je-sais-tout.
Et puis on est arrivé chez Maxwell. Chez Maxwell, y a deux dames qui travaillent là. Une est petite et jeune et brune et gentille avec les enfants. L’autre est vieille, elle a les cheveux gris et elle est très méchante et Jeffrey l’appelle la vieille taupe. Elle a même ses lunettes au bout d’une chaîne autour du cou pour qu’elles puissent pas s’en aller. Elle était seule chez Maxwell ce jour-là.
Chez Maxwell ça sent un arôme comme les chaussures neuves. C’est les jouets (y z’ont tous des chaussures neuves). Jessica est allée au rayon poupées pasque c’est une fille et moi au rayon cow-boys. Ils sont sur une étagère, tout seuls, tous ensemble, très haut pour que les enfants puissent pas les toucher… Ils sont en couleur, tous. Y en a que j’ai, même Zorro, mais je les regarde quand même toujours chez Maxwell pasqu’y z’ont des revolvers et des chapeaux qui s’enlèvent et que j’ai perdu ceux des miens.
Y en avait un nouveau sur l’étagère, je l’ai reconnu tout de suite, Hopalong Cassidy. Je ne l’aime pas pasqu’il est trop vieux pour être cow-boy, il a les cheveux blancs comme Grand-Papa. Je trouve qu’il devrait prendre sa retraite à Borman Hall, où vit Grand-Papa. C’est comme une espèce d’hôpital où on reste en attendant de mourir mais tout est kascher. Mais j’aime bien le costume de Hopalong Cassidy, il est noir avec comme des clous dedans. Jeffrey a eu une bicyclette Hopalong Cassidy pour son anniversaire. Elle était noire avec comme des clous dedans.
La vieille taupe s’est amenée doucement doucement derrière moi et elle a dit :
— Je peux faire quelque chose pour toi mon petit ?
J’ai fait un bond de mille mètres. Et puis j’ai dit :
— Je cherche des jouets pour mes enfants. J’ai deux fils, Gil et Don Diego. Ce sont de merveilleux petits garçons. Si vous saviez ! Ils ont gagné le concours d’orthographe.
La vieille taupe portait le même parfum que Mme Marston, la maîtresse de la maternelle qu’on pouvait renifler à un kilomètre, ça sent comme une tarte.
Je suis allé jusqu’au rayon baseball. « Mmm, jolis gants », j’ai dit. Et puis un monsieur est entré chez Maxwell et la vieille taupe est allée le trouver.
C’était le fonctionnaire de la répression de l’école buissonnière et j’ai plongé sous le présentoir des battes.
— Vous allez devoir faire le tour, il ne faut pas me salir le plancher, la femme de ménage vient de cirer, disait la vieille taupe au fonctionnaire de la répression.
Il est ressorti par la porte de devant pour revenir par-derrière. Il apportait les cages dans lesquelles il allait nous capturer.
J’ai saisi une batte.
La vieille taupe est revenue au rayon baseball. Elle me cherchait mais je n’y étais plus. J’étais derrière le comptoir des maquettes de balsa. J’étais assis par terre avec ma batte. Je ne pouvais pas les laisser nous prendre. Je ne pouvais pas les laisser prendre Jessica.
J’ai senti la vieille taupe. J’ai serré ma batte. Elle est venue tout près de moi et elle s’est arrêtée. Tout restait coi.
Alors j’ai bondi sur mes pieds en criant :
— C’est un piège, c’est un piège !
Et je faisais tournoyer la batte au-dessus de ma tête.
— Vous nous aurez pas vivants, j’ai encore hurlé.
Le fonctionnaire de la répression est entré par la porte de derrière et je me suis précipité contre lui en vociférant « You, you, you ! » et je suis sorti en courant par la porte de derrière. Je l’avais dépassé sans m’arrêter. Je me suis retrouvé sur le trottoir derrière chez Maxwell, je sautais sur place en agitant ma batte.
Et puis le fonctionnaire de la répression de l’école buissonnière a posé quelques boîtes dans le magasin, il est remonté dans sa camionnette et il est parti.
J’ai arrêté de sauter d’un air féroce. J’étais tout seul sur le trottoir et il était parti. Je suis rentré dans le magasin.
— Celle-ci est trop légère, j’ai dit. Je vais en choisir une autre.
Je suis allé au rayon des animaux empaillés. Jessica regardait toujours les poupées. Chez Maxwell, y z’ont beaucoup d’animaux empaillés qui servent de modèle pour en choisir un. Moi j’avais un grand panda, c’était mon préféré après Câlinot le Singe, mais il s’est noyé quand notre cave a été inondée. Mon préféré chez Maxwell, c’est le kangourou, pasqu’il a un petit dans sa poche, qui peut en sortir et qu’on a les deux pour le prix d’un. Ils avaient aussi un morse avec ses dents.
— Je pense que je vais peut-être acheter un de ces kangourous-là, j’ai dit à la vieille taupe, mais je veux continuer à regarder parce qu’entre nous c’est un scandale, non ?
Elle m’a suivi pas à pas à travers tout Maxwell. Les manches du blouson de mon papa arrêtaient pas d’accrocher des trucs dans les rayons et de les renverser.
— Jeune homme, a fini par dire la vieille taupe, à moins que vous n’ayez de l’argent pour acheter quelque chose, je vais être obligée de vous demander de sortir. C’est interdit aux enfants non accompagnés, ici.
Mais j’étais accompagné puisque Jessica était là. Je m’ai mis en colère contre la vieille taupe, et j’allais presque crier et pleurer quand Jessica s’est mise à parler depuis le rayon des poupées.
— Mais ce n’est pas la vraie Bécassine, ça ! La vraie a les yeux en bouton de bottine, pas en matière plastique ! Vous n’auriez pas une vraie Bécassine, madame ?
— Je regrette, mademoiselle, c’est une vraie Bécassine, a dit la vieille taupe. Et maintenant votre petit frère et vous, il faut que vous partiez.
— Non, je suis désolée, a dit Jessica. Ce n’est pas la vraie. La vraie, c’est moi qui l’avais, et elle est morte. Elle est morte en même temps que mon papa, à l’hôpital, la veille de Thanksgiving.
Pendant une minute, la vieille taupe n’a plus su quoi faire, elle regardait Jessica avec de grands yeux en tripotant ses lunettes. Et puis elle a dit : « Au revoir les enfants », et elle nous a pris chacun par une main et elle nous a tirés vers la porte. Jessica s’est dégagée.
— Vous savez, madame, il se trouve qu’aujourd’hui, dans notre religion, c’est un jour de fête et mon frère et moi nous étions venus ici pour acheter des jouets, comme on le fait le jour de cette fête. Il est plus saint de donner que de recevoir, vous savez. Et maintenant, nous ne sommes pas en mesure de nous acquitter parce que vous ne voulez pas que nous restions ici. Je pense que c’est bien triste pour vous, madame. Bien triste. Adieu, madame.
Et elle est sortie de chez Maxwell toute seule, la tête haute.
— Vous feriez bien de prier, j’ai dit avant de suivre Jessica.
On a remonté Seven Mile ensemble et Jessica n’a plus rien dit. Mais elle était forte pour les farces, ça se voyait.
— Les rues ont des couleurs différentes, Jessica, j’ai dit. Seven Mile Road est noire avec des raies blanches, la rue Lauder est grise et la rue Marlowe a des pavés. Je trouve ça très intéressant.
Et puis j’ai vu un monsieur qui marchait devant nous dans Seven Mile Road. Plus il s’éloignait, plus il avait l’air de rapetisser. On a appris ça en sciences nat. C’est pasque la terre est ronde. Je l’ai dit à Jessica.
— Oui, elle a dit. Mais si c’était pas vrai ? Ce serait comme pour les sirènes de l’alerte aérienne de samedi. Une épreuve. Peut-être que ce monsieur est vraiment en train de devenir plus petit.
(Parfois je fais un rêve la nuit. Je rêve que je marche avec des grandes personnes dans une rue où je ne suis encore jamais allé avant. Tout d’un coup, les grandes personnes se mettent à aller plus vite. J’ai du mal à marcher aussi vite pasque je suis petit mais les grands vont de plus en plus vite. Je ne cours pas pasque ça me gênerait de courir quand tous les autres marchent. Mais alors ils s’éloignent de moi, de plus en plus, deviennent de plus en plus petits et je reste en arrière. Je crie : « Attendez-moi ! » Mais y m’attendent pas. Ils deviennent de plus en plus petits, de plus en plus petits, et puis ils disparaissent. Et je reste seul.)
Juste à ce moment-là, Jessica s’est mise à courir mais elle a trébuché sur le rebord du trottoir et elle est tombée sur la chaussée. Je m’ai mis vraiment en colère pasqu’il faut jamais courir pour traverser la rue. C’est pas ça les règles de sécurité. Je l’ai attrapée par le bras, je l’ai emmenée jusqu’au trottoir d’en face et je l’ai secouée. Des fois ma manman dit qu’elle se met en colère après moi pasqu’elle m’aime et je l’avais jamais compris avant.
— Y faut respecter les règles de sécurité, Jessica, je lui ai dit, comme nous a dit le brigadier Williams à l’assemblée générale.
(Les règles de sécurité ça me connaît. Rouge pour stop. Vert pour allez-y. Orange pour attention. Et jaune ? Je ne sais pas.)
Jessica a mis un doigt dans sa bouche et un pied sur l’autre comme une toute petite fille. Elle m’a regardé avec ses yeux qui sont des géants. Elle se balançait d’avant en arrière et elle faisait bouger ses lèvres comme ça, ensemble. Elle me fixait.
— Tu veux ma photo ? j’ai dit.
Elle m’a tiré la langue et ses lèvres sont devenues brillantes.
— Si y a un coup de vent tu resteras comme ça toute ta vie ! j’ai dit.
Elle a fait une grimace. Elle avait l’air qu’elle allait se mettre à pleurer. Et puis elle a retiré son doigt de sa bouche, elle a tendu la main vers moi et elle m’a touché.
— Chat ! ah, ah, je t’ai eu, qu’elle a crié et elle est partie en courant.
Je l’ai rattrapée et je l’ai secouée un bon coup.
— Te moque pas de moi, Jessica, j’ai dit. J’ai horreur de ça.
Alors elle a remis son doigt dans sa bouche et elle a eu l’air qu’elle allait se mettre à pleurer. Je pouvais pas dire si elle jouait la comédie ou pas. Avec Jessica, je pouvais pas dire. Je la regardais simplement, comme ça, sans savoir, dans Seven Mile Road, avec les voitures qui passaient et tout le bruit de la circulation autour de nous.
J’ai entendu un autre bruit qui venait dans mon dos. Je m’ai retourné et j’ai vu un petit garçon sur son vélo, il avait mis des cartes dans les rayons et ça faisait beaucoup de bruit. Y conduisait imprudemment, mon vieux. Il allait si vite qu’il est descendu du trottoir sur la chaussée et a failli se faire renverser par des voitures avant de remonter sur le trottoir. Il avait des sandales rouges. Il est passé devant nous et je l’ai regardé s’éloigner, avec ses sandales rouges qui tournaient, qui tournaient autour du pédalier. Loin dans Seven Mile, il a cabré son vélo sur la roue arrière, fait un quart de tour à gauche, et puis il a disparu.
Jessica et moi on a été jusqu’au grand carrefour où Greenfield Road croise Seven Mile, c’était vraiment très bruyant et y avait des tas de voitures qui allaient très vite.
— On traverse, a dit Jessica.
Elle souriait, maintenant. J’ai répondu :
— Non. On a pas le droit sans une grande personne. Ma manman m’a dit de jamais traverser Seven Mile Road sinon je me ferai écraser.
— On n’a qu’à traverser quand même, a dit Jessica.
Elle a commencé à traverser. Les voitures arrivaient, je lui ai couru après et je l’ai tirée en arrière de nouveau sur le trottoir. Je tremblais. Je l’ai lâchée et j’ai mis les mains dans mes poches. Elle m’a simplement regardé. Et puis elle s’est éloignée.
— Jessica ! j’ai dit.
Mais elle s’éloignait, alors je m’ai dit, elle s’en va, elle est fâchée contre moi pasque j’ai pas traversé Seven Mile Road et que je suis un dégonflé.
Alors j’ai fait quelque chose. Je suis descendu du trottoir et je m’ai mis à traverser. Les voitures ont écrasé leurs freins et quelqu’un a ouvert sa vitre pour m’engueuler mais j’ai continué d’avancer, et puis j’ai fermé les yeux tellement j’avais peur mais j’ai continué de traverser jusqu’à ce que je soye de l’autre côté de Seven Mile Road. Seulement quand j’ai regardé, Jessica ne s’en était même pas aperçue. Elle parlait avec un monsieur devant le coiffeur. Et puis elle lui a donné la main et il l’a fait traverser Seven Mile Road et puis lui il est retourné de l’autre côté. Jessica est venue près de moi.
— Y ne faut pas traverser tout seul, Gil, elle m’a dit. J’ai eu très peur pour toi.
Moi je suis parti. Je pleurais presque et puis elle m’a couru après mais je m’ai pas retourné pasque je pleurais presque.
— Pardon, Gil, elle m’a dit. Je faisais pas ça pour te faire traverser.
J’ai pas parlé pendant quelques minutes et puis je lui ai dit d’accord, que ça allait et on a continué à se promener dans Seven Mile Road mais je la regardais et je savais pas ce qu’elle voulait quand elle disait les choses.
On est arrivé au Pays des Petits. C’est un endroit près du magasin où on vend des culottes de dame (on les montre en vitrine et ça me fait honte), un endroit où y a des manèges et des attractions. Mais c’était fermé pour l’hiver. Seulement y avait un monsieur qu’était en train de défaire des fils électriques. Il démontait les manèges. Il était sale, avec une chemise à carreaux et une barbe de pas s’être rasé.
Jessica s’est arrêtée et s’est appuyée à la clôture du Pays des Petits pour regarder ce que faisait le monsieur.
Il nous a vus. Il a commencé à marcher vers nous et moi je m’ai mis à courir mais Jessica est restée appuyée contre la clôture.
— Eh ben les mômes, vous devriez pas être à l’école ? a dit le monsieur.
J’ai vu qu’il avait du noir sous ses ongles.
— C’est des vacances spéciales, elle a dit Jessica. Pour nous. Rien que pour deux élèves. Nous deux.
Le monsieur a souri.
— Ah oui, il a dit. C’est des vacances que je connais bien, ça, je m’en suis payé pas mal, moi, de ces vacances spéciales.
Jessica lui a souri aussi mais moi je voulais m’en aller, il ne faut pas parler aux inconnus.
— Ça vous dirait les gamins un petit tour de bateau, avant que je démonte la rivière enchantée, hein ?
— Non, j’ai dit.
— Oui, a dit Jessica.
J’ai fait non avec la tête mais elle a posé sa main sur moi et elle m’a regardé. J’ai dit :
— Jessica, c’est pas bien. Le Pays des Petits est fermé.
Mais elle a souri, elle m’a tiré comme ça, et on y est allé.
Le monsieur défaisait d’autres fils électriques. Y m’a pris dans ses bras et y m’a déposé dans un bateau, puis il a soulevé Jessica et il l’a mise dans un autre bateau.
— Ouais, profitez-en, demain, y aura plus rien. Fini le Pays des Petits. N-I ni c’est fini. Plus de Pays des Petits pour vous deux, à partir de demain.
— Plus jamais ? elle a demandé Jessica.
Le monsieur a seulement souri. Il a tiré un bâton et les bateaux ont commencé à tourner. Nous on s’est assis et on a tourné avec les bateaux. Je faisais semblant que j’étais dans un vrai. On pouvait laisser traîner sa main dans l’eau, en tournant, et ça faisait des vagues. C’était très froid. J’ai aussi fait sonner la sonnette de mon bateau et j’ai bougé le volant. Et puis il est arrivé quelque chose.
Je m’ai retourné pour voir Jessica dans son bateau mais elle y était pas, il était vide. Alors je m’ai tourné de l’autre côté et je l’ai vue. Elle était debout dans l’eau, au milieu des bateaux. L’eau lui montait aux cuisses, elle avait un doigt dans la bouche et elle pleurait.
Je m’ai mis debout dans mon bateau et je l’ai attrapée par le bras et elle est montée dans mon bateau. Elle était toute mouillée. Elle avait terriblement froid. Elle pleurait. Elle s’est assise près de moi. Je voyais pas le monsieur. On n’arrêtait pas de tourner, de tourner.
Le monsieur est enfin revenu, seulement il était devenu plutôt méchant. Il nous a sortis du bateau et puis il nous a poussés dehors.
— C’est fini pour vous le Pays des Petits, il arrêtait pas de répéter, c’est fini pour vous le Pays des Petits…
Ça me faisait peur.
Jessica tremblait de nouveau et on a remonté Seven Mile Road. Il pleuvait encore un peu et il y avait du vent. Je savais qu’il fallait que je sauve Jessica. Et puis justement j’ai vu quelque chose. C’était Hanley-Dawson Chevrolet, c’est un magasin de voitures de Seven Mile Road tout près du Pays des Petits. C’est un très grand salon avec des vitrines où on montre les voitures à vendre. Et sur une vitrine y avait un grand écriteau :
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J’ai pris Jessica par la manche et je l’ai tirée à l’intérieur de Hanley-Dawson Chevrolet.
Il faisait chaud là-dedans, il y avait un canapé pour s’asseoir et Jessica s’est assise dessus. Il était vert. Et puis je suis allé à la petite table où y avait le café et les beignets. Y avait des grandes personnes tout autour. J’ai dû faire la queue. Hanley-Dawson Chevrolet c’est des bureaux avec des monsieurs en costume et des téléphones et une dame avec des écouteurs qui branchait et débranchait des fils quand les téléphones sonnaient. J’ai fait la queue bien comme il faut et quand mon tour est arrivé j’ai fait un café de petit garçon pour Jessica et j’ai eu droit à un regard de chien de fusil pour avoir fini le lait. Je lui ai porté un beignet aussi, c’était des beignets nature, sans confiture ni sucre glace. Je lui ai montré à tremper, comme mon papa m’a appris. Moi je trempe des sandwiches à la salade de thon dans mon lait chocolaté, c’est délicieux et nutritif.
— Morty Nemsick appelle ça un sofa, moi mes parents disent un canapé. Et toi Jessica ?
Je lui parlais. C’était de la conversation pour qu’elle arrête de trembler. Mais elle a rien dit. Elle a porté le café à sa bouche mais elle s’est mise à le renverser partout pasqu’elle tremblait tellement. Alors je le lui ai pris et je le lui ai tenu pendant qu’elle buvait.
Un des monsieurs en costume est venu nous voir.
— Vous êtes avec vos parents vous deux ? il nous a demandé.
— Oui monsieur, j’ai dit.
Il a regardé nos manteaux.
— On les garde pour nos parents, j’ai expliqué, ils sont ailleurs.
Il est reparti et je l’ai regardé rejoindre un autre monsieur en costume et se retourner vers nous et nous montrer du doigt. (Il ne faut pas montrer du doigt, c’est mal élevé.) Alors je m’ai levé. Devant nous y avait une voiture rouge. Y avait une dame et un monsieur qui la regardaient, ils étaient très bien habillés, ils étaient plus jeunes que mes parents, la dame avait des bottes à talons hauts et du maquillage. Alors je suis allé me mettre juste derrière eux.
— Je les trouve fantastiques, moi, ces garnitures, disait la dame.
— Elles sont en option, disait le monsieur.
— Fabuleux, j’ai dit, moi.
Y m’ont regardé tous les deux, alors je leur ai fait un petit signe de la main. Ils ont regardé mon blouson de mon papa.
— Je grandirai dedans, j’ai expliqué, c’est très raisonnable pour l’hiver.
Le monsieur en costume me regardait avec l’autre monsieur. Alors je leur ai fait un petit signe à eux aussi. Le monsieur et la dame ont fait le tour de la voiture rouge et je les ai suivis en faisant oui de la tête chaque fois qu’ils disaient quelque chose.
Mais ensuite j’ai regardé Jessica et j’ai vu qu’elle tremblait encore plus. Alors je suis retourné la trouver. J’avais une idée.
— Viens, je lui ai dit.
Et je l’ai fait lever. Je l’ai emmenée jusqu’à une grosse voiture noire qu’ils exposaient là. La portière était ouverte. C’était tout noir à l’intérieur. Y avait des gros sièges. Y avait des fenêtres. Et il faisait chaud. On est entré. On a fermé les portières. Je m’ai mis du côté du conducteur, comme le papa, et Jessica s’est assise à côté de moi. Elle a enlevé ses chaussures et mis Pougnougnou sur ses jambes et elle s’est vite réchauffée, je le voyais bien.
Je regardais par la fenêtre. J’ai fait quelque chose que je fais souvent en voiture. J’ai regardé par la fenêtre et puis j’ai repéré un petit grain de poussière sur la vitre, alors j’ai fermé un œil et puis j’ai fait monter et descendre ma tête et le grain de poussière s’est mis à sauter par-dessus les arbres.
— Bon, allez les enfants, sortez de là. Ce n’est pas un jouet !
C’était le monsieur en costume. Il était devant la portière. On a verrouillé les portières.
Le monsieur en costume est allé chercher l’autre monsieur en costume qui était plus vieux.
— Ça suffit, les enfants, il a dit. Dehors. Dehors tout de suite.
Je l’ai ignoré. Je lui ai fait le coup du mépris. Il a donné des coups de poing contre la fenêtre et puis il a regardé l’autre monsieur en costume et il a dit :
— Bon faites-les-moi sortir de là, vous m’entendez ?
Et il est parti. L’autre monsieur est resté, il nous regardait en faisant les gros yeux.
Jessica a mis sa figure contre Pougnougnou et lui a fait un câlin. Ses genoux montaient et descendaient, montaient et descendaient, ils étaient recouverts par le haut roulé de ses chaussettes montantes qui étaient devenues comme toutes lisses et claires d’être mouillées. J’ai tendu la main. Je les ai presque touchées et puis non. J’ai posé la main sur la banquette finalement.
Bientôt tous les gens qu’y avait à Hanley-Dawson Chevrolet se sont retrouvés autour de la voiture à nous regarder Jessica et moi. Je leur faisais des signes. C’était comme si on avait été dans un défilé. Seulement Jessica ne les regardait pas. Elle gardait les yeux baissés et ne disait rien, comme ça.
Le monsieur en costume est allé chercher la dame avec les écouteurs.
— Vous avez des enfants, il lui a dit, vous saurez peut-être leur parler.
La dame a fait un grand sourire en nous regardant et elle a dit :
— Eh bien, les petits, vous ne croyez pas qu’il est l’heure de rentrer ? Vos mamans et vos papas doivent se faire du souci.
Mais moi j’étais trop occupé par la conduite. J’étais en route pour Miami.
Jessica avait des rubans dans les cheveux assortis à sa robe. Seulement ils étaient tout trempés à cause de la pluie, dehors, et ils pendaient de travers. J’ai été pour en toucher un et puis non.
Un des monsieurs en costume s’est mis à rire et un autre lui a dit :
— C’est ça, vas-y, encourage-les !
Et puis le vieux est revenu. Il hurlait.
— Mais où est passée la clef de cette bon Dieu de bagnole ! Personne ne sait plus où passent les choses ici !
Trois monsieurs en costume sont partis chercher la clef.
Moi je continuais de conduire vers la Floride et Jessica avait baissé la tête et fermé les yeux. Quand elle s’était penchée en avant Pougnougnou avait glissé de ses jambes. J’ai tendu la main pour le ramasser et ma main a cogné quelque chose. À côté du volant. Ça faisait ding-dong. J’ai regardé. C’était les clefs de la voiture.
Alors j’ai fait un truc. Je savais pas comment mais je l’ai fait. J’ai bien tendu mes jambes et j’ai posé le pied sur la longue pédale et je l’ai enfoncée et puis j’ai tourné la clef. Il est sorti de la fumée, j’ai sursauté, ça faisait du bruit. Tous les gens se sont écartés à toute vitesse de la voiture et le plus vieux des monsieurs en costume est venu en courant donner des grands coups de poing dans les fenêtres en criant :
— Je vais appeler les flics, moi, sales gosses !
Et puis je n’ai plus rien fait parce que je ne savais pas ce qui allait arriver. Mais quelque chose est arrivé. Jessica s’est mise à parler.
— Bécassine est pas morte, Gil. Je l’ai tuée à l’hôpital. Je suis allée voir mon papa. On l’avait emporté dans une ambulance. J’étais avec ma tante, elle m’a fait entrer dans la chambre. Ma maman était là, près de lui, il était sous un truc en plastique, une tente, et il avait plein de tubes partout. Mais ses yeux étaient ouverts. Je me suis approchée de lui. « Papa, c’est moi, c’est Contessa », je lui ai dit. Mais il a rien dit. « C’est moi, Contessa », j’ai dit. Il me regardait droit dans les yeux mais il ne disait rien. Il faisait exactement comme s’il me connaissait pas. J’ai dit : « C’est moi, papa, c’est moi », mais il a regardé de l’autre côté et j’ai pensé que c’était à cause du plastique, pasque ça l’empêchait de voir, alors j’ai tendu la main pour le lui arracher, mais maman m’a pris la main et je l’ai repoussée. J’étais furieuse contre mon papa ; il ne voulait même pas me parler, je me suis mise à crier. Je lui ai crié qu’il était méchant de même pas vouloir me parler. Ma tante m’a tirée en arrière et m’a fait sortir de la chambre. Elle m’a fait asseoir dans le couloir, sur des chaises en plastique qui étaient dures. J’avais Bécassine avec moi.
« Et puis ma maman est sortie de la chambre et elle pleurait. Elle a dit à ma tante que tout était fini et qu’elle me ramène à la maison. Mais j’ai hurlé que je voulais voir papa. Ma tante me tenait vraiment très fort. Elle m’a pas laissée y aller. Elle disait qu’il y avait des choses que les enfants ne comprennent pas.
« Alors j’ai décidé que je n’allais plus être une enfant. J’ai pris Bécassine et je l’ai tuée dans la corbeille à papiers près des ascenseurs.
Et Jessica s’est mise à pleurer. Elle pleurait dans cette voiture, elle pleurait, elle pleurait toute penchée en avant et je savais pas quoi faire. Alors j’ai tendu les bras, comme fait mon papa quand j’ai des cauchemars, et je les ai mis sur Jessica. Je les ai mis autour d’elle et Jessica s’est appuyée contre moi, contre le devant de moi. Je l’ai tenue contre mon cœur dans la voiture. Serrée, bien serrée contre mon cœur dans la voiture, pendant que des grandes personnes cognaient contre les fenêtres tout autour de nous.